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Norm Bruett
ouvrit l’œil à dix heures et quart, réveillé par les enfants qui se chamaillaient
devant sa fenêtre et par la radio qui beuglait dans la cuisine.
En caleçon et maillot de corps, il
s’avança vers la porte de derrière, l’ouvrit violemment et hurla à ses enfants :
– Vos gueules !
Un instant de silence. Luke et
Bobby tournèrent la tête, oubliant l’objet de leur dispute, un vieux camion
rouillé. Comme toujours, lorsqu’il voyait ses enfants Norm se sentait tiraillé.
D’un côté, il avait de la peine à les voir si mal habillés avec ces frusques de
l’Armée du Salut, comme les petits nègres des quartiers pauvres d’Arnette. Mais
en même temps, il sentait en lui une effroyable colère, une terrible envie de
leur flanquer une formidable raclée.
– Oui, papa, dit Luke de sa
petite voix d’enfant de neuf ans.
– Oui, papa, répéta Bobby
qui allait sur ses huit ans.
Norm resta là un moment à les regarder,
puis claqua la porte. Indécis, il contemplait le tas de vêtements qu’il avait
portés la veille. Au pied du grand lit aux ressorts défoncés, là où il les
avait laissés tomber.
Cette salope, songea-t-il, elle
peut même pas accrocher mes fringues.
– Lila ! hurla-t-il.
Pas de réponse. Il pensa
vaguement rouvrir la porte pour demander à Luke où sa mère était encore partie.
Le service social n’allait plus distribuer d’épicerie avant la semaine prochaine
et, si elle était encore allée faire un tour au bureau d’embauche de Braintree,
alors vraiment, c’est qu’elle était encore plus conne qu’un balai.
Il ne prit donc pas la peine d’interroger
les enfants. Il se sentait fatigué. Il avait mal à la tête comme si on lui
cognait sur les tempes. Pourtant, il n’avait pas la gueule de bois. Il n’avait
pris que trois bières chez Hap la veille. Quelle histoire cet accident. La
femme et le bébé, morts dans la voiture l’homme, Campion, qui avait crevé en
route pour l’hôpital. Le temps que Hap revienne, la police était déjà venue et
repartie, la dépanneuse aussi, et le fourgon du croque-mort de Braintree. Vic
Palfrey avait signé une déposition pour tous les cinq. Le croque-mort, qui
était aussi le coroner du comté, avait refusé de leur dire ce qui avait pu
arriver.
– Mais ce n’est pas le
choléra. Et n’allez pas faire peur aux gens en racontant que c’est le choléra. On
va faire une autopsie et vous lirez les résultats dans le journal.
Sale petit con, se dit Norm en
enfilant lentement ses vêtements de la veille. Son mal de tête commençait à lui
faire voir trente-six chandelles. Les mômes allaient la fermer, ou bien ils
allaient se retrouver avec les deux bras cassés. Pourquoi est-ce qu’il n’y
avait pas d’école toute l’année ?
Il pensa rentrer sa chemise dans
son pantalon mais y renonça, se disant que le président ne risquait pas de lui
rendre visite ce jour-là. En chaussettes, il se traîna jusqu’à la cuisine. Le
soleil qui entrait à flots par les fenêtres du côté est lui fit cligner les
yeux.
Au-dessus de la cuisinière, la
vieille radio marchait à fond :
Mais baby, toi
seule peux me le dire,
Baby, tu peux l’aimer ton mec ?
C’est un brave type tu sais,
Baby, tu peux l’aimer ton mec ?
Il fallait qu’on
soit tombé bien bas pour que la radio du coin se mette à jouer du rock de
nègres. Le poste lui cassait les oreilles. Norm le ferma. C’est alors qu’il vit
un mot. Il le prit et plissa les yeux pour le lire.
Cher Norm
Sally Hodges a besoin qu’on
garde ces enfant se matin. Elle va me donner un dolar. Je rentre pour déjeuné. Ya
des sausisse si tu veut. Je t’aime mon amour.
Lila.
Norm reposa le
mot et resta là un moment essayant de comprendre. Difficile, avec ce foutu mal
de tête. Garder des enfants… un dollar. Pour la femme de Ralph Hodges.
Les trois choses se clarifiaient
lentement dans son esprit. Lila était allée garder les trois enfants de Sally
Hodges pour gagner un foutu dollar, et elle lui laissait Luke et Bobby sur les
bras. Bon Dieu, quelle merde quand un homme doit rester chez lui et torcher ses
mioches pour que sa femme aille se faire un foutu dollar, même pas de quoi
acheter trois litres d’essence. Putain de vie.
La colère qui montait lui fit
encore plus mal à la tête. En traînant les pieds, il s’approcha du frigidaire, acheté
à l’époque où il faisait encore des heures supplémentaires, et l’ouvrit. La
plupart des étagères étaient vides à part quelques restes que Lila avait mis
dans des boîtes de plastique. Il détestait ces petites boîtes. De vieux fayots,
de vieilles pommes de terre, un reste de hachis… pas de la bouffe pour un homme.
Rien là-dedans à part les petites boîtes de plastique et trois vieilles
saucisses ratatinées. Il se pencha pour les regarder et ses tempes se mirent à
battre encore plus fort. Ces saucisses, on aurait dit des bittes de Pygmées d’Afrique
ou d’Amérique du Sud, va donc savoir où qu’ils habitent ces cons-là. De toute
façon, il n’avait pas envie de manger. Pour dire la vérité, il se sentait même
vachement malade.
Il s’approcha de la cuisinière, frotta
une allumette sur le bout de papier de verre cloué au mur, alluma le rond de
devant et mit le café à chauffer. Puis il s’assit et attendit, maussade. Juste
avant qu’il ne bouille, il dut sortir à toute vitesse son tirejus pour
rattraper au vol un gros éternuement mouillé. Un rhume. Il ne manquait plus que
ça. Pas un instant il ne pensa à la morve qui coulait du nez de ce type Campion,
la veille.
Hap installait
un nouveau pot d’échappement sur la Scout de Tony Leominster. Assis sur une chaise
de camping, Vic Palfrey le regardait faire en buvant une bouteille de Pepsi
quand la cloche des pompes se mit à sonner.
Vic cligna les yeux.
– La police, dit-il. On
dirait ton cousin. Joe Bob.
– J’arrive.
Hap sortit de sous la Scout, s’essuya
les mains avec un vieux chiffon. Dehors, il éternua un bon coup. Il avait
horreur de ces rhumes qu’on attrape en été. Les pires.
Joe Bob Brentwood, un énorme
gaillard qui mesurait pas loin de deux mètres, faisait le plein de sa charrette.
Derrière lui, les trois pompes que Campion avait démolies la veille étaient
sagement alignées, comme des cadavres de soldats.
– Salut, Joe Bob !
– Hap, mon beau salaud, répondit
Joe Bob en enclenchant la gâchette du pistolet et en coinçant le tuyau sous son
pied, t’as de la veine que ta baraque soit encore debout ce matin.
– Merde, ça oui. Stu Redman
a vu le type arriver et il a fermé les pompes. Mais il y avait des étincelles
partout.
– Une veine de cocu. Écoute,
Hap, je suis pas venu simplement pour faire le plein.
– Ah bon ?
Joe Bob tourna les yeux vers Vic
qui se tenait debout à la porte de la station-service.
– Ce vieux con était là hier
soir ?
– Qui ? Vic ? Oui,
il est ici presque tous les soirs.
– Est-ce qu’il peut fermer
sa gueule ?
– Oui, je crois. C’est un
brave type.
La gâchette du pistolet de la
pompe se déclencha. Hap rajouta encore vingt cents d’essence, puis raccrocha le
pistolet.
– Alors ? Qu’est-ce qui
se passe ?
– Allons à l’intérieur. Le
vieux doit entendre ça. Et si tu as un moment, téléphone aux autres, à ceux qui
étaient là.
Ils entrèrent dans le bureau.
– Bonjour, monsieur l’officier,
dit Vic.
Joe Bob répondit d’un signe de
tête.
– Du café, Joe Bob ? demanda
Hap.
– Non, pas maintenant. Je
sais pas trop si mes supérieurs aimeraient me voir ici. Je crois pas. Alors, quand
les autres vont se pointer, vous ne leur dites pas que c’est moi qui vous ai
rencardés, d’accord ?
– Quels autres, monsieur l’officier ?
demanda Vic.
– Les types du ministère de
la Santé, répondit Joe Bob.
– Nom de Dieu, c’était le
choléra. Je savais que c’était ça, dit Vic.
Hap regardait les deux hommes.
– Alors, Joe Bob ?
– Je n’en sais rien, dit le
policier en s’asseyant sur une chaise de plastique.
Ses genoux osseux lui arrivaient
presque au menton. Il sortit un paquet de Chesterfield de son blouson et alluma
une cigarette.
– Finnegan, le coroner…, reprit-il.
– Un petit con, l’interrompit
Hap. Tu aurais dû le voir faire le dindon, Joe Bob. Comme s’il venait de bander
pour la première fois. Taisez-vous tous, c’est moi le boss. Un sale con.
– Je sais, un tas de merde, dit
Joe Bob. Bon. Il a demandé au docteur James de jeter un coup d’œil à ce Campion.
Ensuite, ils ont appelé un autre médecin que je ne connais pas. Après, ils ont
téléphoné à Houston. Et vers trois heures ce matin, ils sont arrivés sur le
petit aéroport, à côté de Braintree.
– Qui ça ?
– Les pathologistes. Trois. Ils
ont tripatouillé les cadavres jusque vers huit heures. Je suppose qu’ils ont
regardé dedans, mais je suis pas certain. Ensuite ils ont téléphoné au Centre
épidémiologique d’Atlanta qui va envoyer des types ici cet après-midi. Ils ont
dit aussi que des ronds-de-cuir du ministère de la Santé allaient débarquer
pour voir tous les mecs qui se trouvaient ici hier soir, et les types qui ont
conduit l’ambulance à Braintree. Je sais pas, mais j’ai bien l’impression qu’ils
veulent vous mettre en quarantaine.
– Bordel de merde ! dit
Hap.
– Mais le centre d’Atlanta, c’est
un truc du gouvernement fédéral. Est-ce qu’ils enverraient tout un avion de
fédéraux simplement pour un petit coup de choléra ?
– J’en sais foutrement rien,
répondit Joe Bob. J’ai pensé que je devais vous prévenir, à cause de ce que
vous avez essayé de faire hier soir.
– Merci quand même, Joe Bob,
dit Hap. Et qu’est-ce qu’ils ont dit, James et l’autre toubib ?
– Pas grand-chose. Mais ils
avaient l’air d’avoir une sacrée trouille. J’avais jamais vu des docteurs avoir
autant la trouille. J’ai pas trop aimé.
Un lourd silence s’installa. Joe
Bob se dirigea vers la distributrice et prit une bouteille de Fresca. Un peu de
gaz s’échappa en sifflant quand il fit sauter la capsule. Joe Bob se rassit et
Hap prit un Kleenex dans une boîte qui traînait à côté de la caisse, s’essuya
le nez et fourra le mouchoir dans la poche de sa salopette maculée de cambouis.
– Et qu’est-ce que vous avez
trouvé sur ce Campion ? demanda Vic.
– On cherche encore, répondit
Joe Bob d’un air important. Sa carte d’identité dit qu’il venait de San Diego, mais
les papiers qu’on a trouvés dans son portefeuille étaient périmés depuis deux
ou trois ans. Son permis de conduire par exemple. Il avait aussi une carte de
crédit BankAmericard de 1986 expirée elle aussi. On a trouvé une carte de l’armée
et on cherche de ce côté-là. Le capitaine a l’impression que Campion n’habitait
plus à San Diego, peut-être depuis quatre ans.
– Déserteur ? demanda
Vic en sortant un énorme mouchoir rouge.
Il se racla la gorge et cracha
dedans.
– On sait pas encore. Ses
papiers militaires disent qu’il s’était engagé jusqu’en 1997. Maintenant, quand
il s’est pointé ici, il était en civil, avec sa petite famille, et à un sacré
bout de la Californie. Alors, moi…
– Bon. Je vais prévenir les
autres, dit Hap. Et merci.
Joe Bob se leva.
– Pas de quoi. Ne dites pas
que c’est moi qui vous ai tuyautés. Pas envie de perdre mon boulot. Vos potes
ont pas besoin de savoir qui vous a rencardés, non ?
– Non, dit Hap.
Joe Bob allait sortir quand Hap l’arrêta,
un peu gêné :
– C’est cinq dollars tout
rond pour l’essence, Joe Bob. J’aimerais bien t’en faire cadeau, mais par les
temps qui courent…
– Pas de problème, répondit Joe
Bob en lui tendant une carte de crédit. C’est la police qui paye. Et puis, comme
ça j’aurai une bonne raison d’être venu ici.
Hap éternua deux fois en
remplissant le bordereau.
– Tu devrais prendre quelque
chose, dit Joe Bob. Rien de pire qu’un rhume en été.
– Tu peux le dire.
Tout à coup, la voix de Vic s’éleva
derrière eux :
– C’est peut-être pas un
rhume.
Ils se retournèrent. Vic avait un
air bizarre.
– Quand je me suis levé ce
matin, j’ai éternué et j’ai toussé au moins soixante fois, reprit Vic. Et avec
un mal de tête carabiné. J’ai pris des aspirines. Ça va un peu mieux, mais mon
nez continue à couler. Peut-être qu’on l’a attrapé nous aussi, le truc de
Campion. Le truc qui l’a fait crever.
Hap le regarda un long moment et,
à l’instant où il allait lui expliquer par le menu que c’était strictement
impossible, il éternua de nouveau.
Joe Bob les regarda tous les deux,
l’air très sérieux :
– Tu sais, ce serait
peut-être pas une mauvaise idée de fermer la station-service, Hap. Juste pour
aujourd’hui.
Hap lui lança un regard inquiet
et essaya de se souvenir de toutes les raisons qu’il avait voulu donner tout à
l’heure à Vic pour lui démontrer que ce qu’il disait était impossible. Mais il
n’en trouvait plus aucune. Tout ce dont il se souvenait c’est que lui aussi s’était
réveillé avec un mal de tête et avec le nez qui coulait. Mais tout le monde
attrape un rhume de temps en temps. Pourtant, juste avant que ce Campion arrive
dans les parages, il se sentait en pleine forme. En pleine forme.
Les trois
enfants Hodges avaient six ans, quatre ans et dix-huit mois. Les deux plus
jeunes dormaient ; l’aîné était dans la cour, en train de creuser un trou.
Assise dans le living, Lila Bruett regardait la télé. Elle espérait bien que
Sally ne rentrerait pas avant la fin de l’émission. Ralph Hodges avait acheté
une grosse télé couleurs à l’époque où les affaires ne marchaient pas trop mal
à Arnette. Lila adorait regarder la télé l’après-midi, surtout la télé en
couleurs. C’était tellement plus joli.
Elle tira une bouffée de sa
cigarette, mais renvoya aussitôt la fumée, secouée par une quinte de toux. Elle
se rendit dans la cuisine pour cracher dans l’évier toute la cochonnerie qui
lui était remontée dans la bouche. Elle s’était réveillée avec un rhume et, toute
la journée, elle avait eu l’impression qu’on lui chatouillait le fond de la
gorge avec une plume.
Puis elle revint dans le living
après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre du couloir pour s’assurer que
Bert Hodges ne faisait pas de bêtises. Un message publicitaire maintenant, deux
bouteilles de produit désinfectant qui dansaient au-dessus d’une cuvette de w.-c.
Lila regarda distraitement autour d’elle. Elle aurait voulu que sa maison soit
aussi jolie que celle-ci. Sally avait un hobby : elle coloriait des images
du Christ, en petites cases numérotées. Ses peintures, joliment encadrées, tapissaient
tout le living. Elle aimait surtout la plus grande, celle de la Dernière Cène, derrière
la télé ; soixante couleurs différentes, à l’huile, lui avait dit Sally ;
près de trois mois de travail. Une véritable œuvre d’art.
Au moment où l’émission reprenait,
Cheryl, le bébé commença à pleurer, un vilain bruit rauque entrecoupé de
quintes de toux. Lila posa sa cigarette et se précipita vers la chambre. Eva, la
petite de quatre ans, dormait à poings fermés. Mais Cheryl était couchée sur le
dos dans son berceau et son visage était devenu tout violet.
Lila n’avait pas peur du croup. Ses
deux enfants l’avaient eu. Elle prit la petite par les pieds et lui donna de
bonnes tapes dans le dos, ignorant totalement si le docteur Spock recommandait
ou non ce traitement, pour la bonne et simple raison qu’elle ne l’avait jamais lu.
Mais il parut donner des résultats. La petite Cheryl poussa un croassement et
cracha une quantité étonnante de mucosités jaunâtres qui firent une flaque par
terre.
– Ça va mieux ? demanda
Lila.
Un chuintement lui répondit et la
petite se rendormit presque aussitôt.
Lila essuya la flaque avec un
Kleenex. Elle n’avait jamais vu un bébé cracher autant de morve d’un seul coup.
Puis elle se rassit devant la
télévision. Elle alluma une autre cigarette, éternua à la première bouffée, puis
se mit elle aussi à tousser.